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Les Tunisiens de l’étranger : des citoyens oubliés ?
Les Tunisiens vivant à l’étranger font face à une accumulation de tracas : double imposition, taxes douanières, régularisation du service militaire, conflits avec les compagnies aériennes, services consulaires inadéquats… Autant de problèmes régulièrement évoqués, mais rarement résolus.
Par : Nizar Jlidi
Plus de 1,8 millions de Tunisiens résident et travaillent à l’étranger, et près de 2,5 millions sont hors du territoire tunisien à tout moment. Un grand pourcentage des Tunisiens, donc, qui outre les préoccupations quotidiennes, a des soucis qui lui sont propres.
Le sujet des Tunisiens à l’étranger revient souvent comme un sous-titre des problématiques plus larges de l’administration tunisienne (devises, import de véhicules, tourisme…). Et lorsqu’on parle des « z’migri » dans le discours officiel, comme dans les médias, c’est souvent sur un ton détaché au mieux, moqueur au pire. Or, rien n’est plus tunisien que d’être brutalisé par ses propres institutions ou, dans le cas des Tunisiens résidant à l’étranger, au moins jusqu’à très récemment, par sa représentation diplomatique.
Car le problème est, avant tout, celui de la représentation. Tous ces Tunisiens n’ont pas de porte-parole, et leurs soucis sont rarement relayés honnêtement au grand public. Il y a tout de même trois députés sur cinq sièges prévus au Parlement, tous politiquement non-affiliés, quelques consuls et ambassadeurs promus « en interne ». Il est clair que, pour toute la bonne volonté que ces personnes puissent avoir, ils n’ont même pas la possibilité légale de négocier au nom de plus de 2 millions de Tunisiens. Néanmoins, un peuple indivisible pourrait avoir une administration indivisible. Et si l’administration consulaire est une extension de l’Etat tunisien, elle se doit d’être tout au moins aussi accessible pour tous les Tunisiens.
Qui représente les Tunisiens à l’étranger ?
La réponse est simple : cela ne semble intéresser personne à priori. Car à moins que lesdits représentants soient issus eux-mêmes des communautés qu’ils représentent, ils ne peuvent même pas témoigner de la situation de ces dernières. Alors certes, la nomination des diplomates relève de la souveraineté de l’Etat, celle des parlementaires d’un vote trop peu représentatif. Toutefois, ce contexte nuit directement, et de plus en plus, aux intérêts des Tunisiens résidant à l’étranger, mais également à ceux de leurs familles.
A titre d’exemple, l’une des dernières problématiques en date est celle du service militaire. Une démarche administrative qui concerne une partie des plus jeunes Tunisiens résidant à l’étranger à qui incombe aujourd’hui de « régulariser leur situation militaire » moyennant des documents et procédures qu’il leur est trop souvent couteux et chronophage d’atteindre. Dans le meilleur des cas, il faut assumer les longues files devant les consulats. Trop souvent, on est obligé de contester les poursuites judiciaires en Tunisie, avec ses procédures compliquées et couteuses. Un climat malsain qui aurait pu être évité avec plus de mobilisation, d’organisation et de moyens.
En l’occurrence, le manque flagrant d’accords avec certains pays de résidence interroge. En Suisse, au Maroc ou encore au Japon, des milliers de Tunisiens binationaux se retrouvent dans l’obligation de passer par d’autres ambassades ou de rentrer en Tunisie exclusivement afin de régler cette question. Aucune exemption, aucune proposition de services numériques… pour l’administration, il ne s’agit que de chiffres.
Autre exemple flagrant : celui de la « double imposition » pour les Tunisiens résidant à l’étranger. Si on en croit les rares intervenants, le même problème se pose. En somme, les revenus perçus à l’étranger sont imposables dans les pays de résidence si, et seulement si, une convention existe entre ledit pays et la Tunisie. Dans le cas contraire – on ne peut donc pas dire qu’il s’agit de désinformation – des milliers de Tunisiens sont menacés d’être taxés en Tunisie et à l’étranger pour les mêmes revenus. Pour les plus chanceux, d’ailleurs les plus nombreux, comme les résidents de l’Union européenne ou des pays du Golfe, la procédure est différente. Ces derniers seront taxés aux pays de résidence, mais ce serait à eux de présenter la documentation relative de ces revenus « de source étrangère » selon les articles 36 et 43 du Code de l’impôt sur le revenu. Plus récemment d’ailleurs, des enquêtes systématiques sont lancées à l’encontre de Tunisiens résidant à l’étranger et de leurs patrimoines en Tunisie. Des enquêtes aléatoires, dont la procédure varie de l’obligation de preuve des revenus, au risque de se voir accusé de blanchiment d’argent, et jusqu’à la confiscation de biens immobiliers.
Dans ce cas particulier, si ces Tunisiens ont l’habitude de transférer des fonds à leurs familles en Tunisie via virement bancaire ou un quelconque service de transfert, ces fonds seraient considérés comme « des revenus de source étrangère ». Ainsi donc, ce sont les familles qui se retrouveront taxées pour ce que la presse glorifie comme « la contribution des Tunisiens à l’étranger aux réserves de change ». Alors que pour ces familles, il s’agit surtout de fonds vitaux pour arrondir la fin des mois, voire pour subsister dans un contexte économique de plus en plus cruel.
Dans des cas plus rares, certains sont concernés par des poursuites au titre de la Loi de 1985, prévoyant des « contributions forfaitaires » lors d’opérations monétaires entre « résidents et non-résidents ». Des textes archaïques qui ne devraient plus, ne serait-ce que selon la jurisprudence, être en vigueur.
Cachez ces Tunisiens que je ne saurais voir
Une majorité écrasante des Maghrébins vivant à l’étranger le sait déjà : on ne s’incommode pas avec les divisions, peu importe ce qui se passe au bled. Le quotidien est déjà assez compliqué en l’état. Et dans une certaine mesure, cette atmosphère est une réelle richesse pour la Tunisie. Toutefois, les problèmes partagés n’en sont que plus prononcés.
Parmi ces problèmes, celui de la relation avec les compagnies aériennes, des autorités portuaires et aéroportuaires. Un dossier usé, mais qui ne regarde pas le citoyen au-delà de la simple garantie de déplacements fluides vers la Tunisie et de services douaniers sans complications.
Or, ces complications, en particulier, ne font que de s’aggraver. Le prix du billet d’avion peut dépasser les 4 000 dinars en été pour l’aller-retour de la plupart des pays européens. C’est le même prix pour le ferry, et le double pour les voyageurs avec un véhicule. Rajoutons à cela les taxes sur les marchandises – il s’agit souvent de cadeaux – qui s’élèvent au 150% du prix des articles et, souvent, une visite familiale peut couter jusqu’à 30 000 dinars pour un smicard résidant en France, en Italie ou en Allemagne.
Quant au prix des billets d’avion, matraquer Tunisair, outre que pour la qualité des services, est de moins en moins pertinent. D’autant plus que le prix des billets est, très étrangement, sensiblement le même pour toutes les compagnies aériennes, même les low-costs ! En ces jours d’été, le billet d’avion ne fluctue que de quelques dizaines d’euros entre Tunisair, Transavia et Nouvelair notamment. Une constance qui n’est pas sans rappeler celle des monopoles… voire celles des cartels. La preuve, ces prix augmentent au même moment pour des compagnies étrangères (Easyjet, Air France, Qatar Airways, RAM et Turkish Airlines…). C’est comme s’il s’agissait d’un dictat visant à malmener le voyageur tunisien au-delà du possible.
Sur les réseaux sociaux, les Tunisiens pointent également du doigt une injustice beaucoup plus flagrante : celle des services hôteliers. On pourrait examiner les raisons de la différence, du simple au quadruple, des prix des chambres d’hôtels en Tunisie, mais elles n’en ressemblent que davantage à des prétextes. En effet, même dans le cas de réservations effectuées à l’étranger, les Tunisiens sont souvent confrontés à une « augmentation de faciès » à l’accueil de l’hôtel. Il suffit simplement d’être Tunisien, avec un prénom tunisien – un « air » tunisien suffit à déclencher une majoration – pour qu’on te demande de payer double.
La question se pose donc : les Tunisiens sont-ils des citoyens de seconde zone dans leur propre pays ? Si l’on continue de s’interroger, ce n’est pas pour les joutes verbales, mais parce qu’il est littéralement impossible de donner une logique, ne serait-ce que légale, à ce traitement de défaveur. De fait, tant que les Tunisiens de l’étranger ne seront considérés que comme des sources de devises, et non comme des citoyens à part entière, ce mal-être collectif restera la face invisible d’une fracture nationale.
* Journaliste, écrivain et analyste politique