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Une opposition faible ne signifie pas un pouvoir fort : tentative de décryptage de la scène politique tunisienne

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À l’observation de la scène politique tunisienne, une paradoxe saute aux yeux : la faiblesse de l’opposition ne traduit pas la force du pouvoir, mais révèle plutôt la fragilité de l’ensemble du système politique. Cette équation contre-intuitive pourrait bien être la clé pour comprendre les bouleversements qu’a connus la Tunisie, depuis l’indépendance en 1956 jusqu’à la réélection du président Kaïs Saïed en octobre 2024.

Dans les démocraties fonctionnelles, pouvoir et opposition s’articulent autour d’une compétition institutionnelle et d’une alternance pacifique. À l’inverse, dans les régimes autoritaires ou à tendance despotique, l’espace d’expression se rétrécit, et le pouvoir instrumentalise l’appareil d’État pour réprimer toute dissidence, palliant ainsi son déficit de légitimité populaire.

L’hypothèse de l’opposition faible, de Bourguiba à aujourd’hui

Une thèse s’impose : la vigueur d’une opposition politique reflète la solidité du système qui l’encadre, ainsi que sa capacité à tolérer le pluralisme. Ainsi, une opposition forte ne peut émerger qu’en face d’un pouvoir assuré de sa légitimité et de ses institutions. L’inverse est tout aussi vrai.

Dès les premiers jours de l’indépendance, Habib Bourguiba s’empresse de dissoudre le secrétariat général du Néo-Destour, alors dirigé par Salah Ben Youssef, puis interdit les partis politiques, dont le Parti communiste. Ses opposants sont jetés en prison, qu’ils soient intellectuels, syndicalistes, leftistes, nationalistes ou islamistes. En mars 1975, Bourguiba se fait nommer président à vie, concentrant toute la vie politique autour de sa personne tandis que ses détracteurs croupissent derrière les barreaux. Résultat ? Son éviction par son Premier ministre Zine El Abidine Ben Ali, le 7 novembre 1987, se fait sans résistance, faute d’institutions capables de défendre une légitimité que Bourguiba avait lui-même vidée de sa substance.

Ben Ali, lui non plus, ne déroge pas à la règle. À peine trois ans après son arrivée au pouvoir, il lance une répression féroce contre islamistes, gauchistes et intellectuels – malgré leur ralliement initial au Pacte national en 1988. En violant la Constitution, en confisquant les pouvoirs et en étouffant toute voix discordante, son régime sombre dans l’autoritarisme. Privé de légitimité, il se retrouve isolé face à la révolte populaire de 2011, balayé sans difficulté, là encore, par l’absence d’institutions crédibles.

Contrairement aux soulèvements arabes qui ont viré au bain de sang, la Tunisie a évité l’écueil de la violence et entamé une transition inédite. À partir d’octobre 2011, le pays s’engage dans un processus électoral semi-démocratique, sans ingérence massive de l’État ou du ministère de l’Intérieur – une première depuis 1956. Pourtant, une fois au pouvoir, Ennahdha et ses alliés qualifient leurs adversaires de « blessés des élections », lancent des campagnes de stigmatisation (accusations de traîtrise, d’impiété), et s’en prennent à l’autorité judiciaire en destituant des dizaines de magistrats. Malgré tout, la période 2011-2021 aura marqué un certain âge d’or des libertés, notamment médiatiques.

La scène politique tunisienne : un paysage mouvant

Cinq mois après la réélection de Kaïs Saïed, le paysage politique tunisien se redessine. Le pouvoir se concentre, l’espace politique et médiatique se restreint, la sphère publique s’étiole. Conséquence : l’opposition s’affaiblit, la société civile se replie.

L’UGTT, syndicat historiquement puissant, a longtemps joué un rôle politique clé, influençant la formation des gouvernements et la nomination des ministres – profitant de la faiblesse de l’État post-révolution. Mais cette influence lui a valu des critiques acerbes : d’organisation populaire légitime, elle est devenue un conglomérat d’acteurs pratiquant la realpolitik, s’appuyant tantôt sur l’État, tantôt sur la rue. Son déclin s’accélère lorsque Kaïs Saïed la met en difficulté, brandissant l’étendard de la transparence et de « la propreté des mains ».

La présidentialisation accrue du pouvoir

Depuis les mesures exceptionnelles du 25 juillet 2021, le président n’a cessé de renforcer son emprise au détriment des autres institutions. Les dernières élections ont entériné cette dynamique, malgré les doutes sur leur intégrité et l’absence de recours des candidats concurrents.

L’opposition, quant à elle, est en panne. Incapable de former un front uni, elle s’est fragmentée en micro-loyalismes bourgeois et élitistes, regroupés autour de figures sans programme cohérent ni alternative crédible. Plusieurs de ses membres font face à des poursuites judiciaires perçues comme politiquement motivées.

Cette faiblesse de l’opposition ne profite pas réellement au pouvoir, qui ne s’appuie pas sur un soutien institutionnel solide, mais plutôt sur une coalition d’opportunistes, d’ambitieux et de peureux fuyant les procès. En somme, c’est un double affaiblissement : celui de l’opposition et celui de la légitimité du pouvoir.

Cette fragilité bilatérale maintient la scène politique tunisienne dans un état de flottement, loin des mécanismes de dialogue et de consensus qui avaient marqué – même imparfaitement – la première phase post-révolution.

La situation économique : des chiffres qui révèlent une crise structurelle

Selon l’Institut national de la statistique (INS), la croissance tunisienne plafonne à 1,8 % en 2024, un taux insuffisant pour résorber les déséquilibres socio-économiques. Le chômage stagne à 16,2 %, avec des pics dépassant 30 % chez les jeunes diplômés. Ces chiffres reflètent une crise structurelle qui marginalise la Tunisie dans l’économie mondiale.

Le dernier rapport de la Banque mondiale souligne d’autres défis :

  • La dette publique dépasse 82 % du PIB.
  • Les investissements directs étrangers ont chuté de 18 % par rapport à 2023.
  • Le déficit commercial s’aggrave avec la flambée des prix mondiaux.
  • Les réserves en devises ne couvrent plus que 3,5 mois d’importations.

Ces indicateurs nourrissent un malaise social grandissant. Avec l’inflation et l’effritement du pouvoir d’achat, les tensions se multiplient, comme en témoignent les récentes mobilisations dans plusieurs régions.

Crise économique et équilibre politique : un cercle vicieux

L’économie et la politique sont liées par un rapport dialectique : la crise économique mine la légitimité du pouvoir, et l’instabilité politique aggrave la crise. En Tunisie, le pouvoir justifie ses mesures autoritaires par la nécessité de stabiliser l’économie et de lutter contre la corruption.

Pourtant, la concentration du pouvoir et l’absence de contre-pouvoirs découragent les investisseurs. Le dialogue social est atrophié, les partenaires traditionnels marginalisés, réduisant les chances de solutions concertées.

Deux scénarios se profilent : soit le pouvoir assouplit progressivement son approche en s’ouvrant à l’opposition et à la société civile, soit il durcit sa posture pour étouffer les contestations.

Rebâtir l’équilibre politique : une nécessité

Une démocratie solide ne se construit pas sur l’affaiblissement de l’un de ses piliers, mais sur le renforcement de chacun dans un cadre institutionnel équilibré. Une opposition forte, organisée et responsable est le garant d’un pouvoir stable, légitime, ancré dans la confiance citoyenne – et non dans la coercition.

Malgré ses errances, l’expérience tunisienne reste une chance historique pour instaurer un modèle alternatif dans le monde arabe. Cela suppose de rétablir l’équilibre entre les institutions, de cultiver le dialogue et de libérer le potentiel économique.

Renforcer l’opposition n’est pas une lutte partisane, mais un intérêt national : elle permet de corriger les excès du pouvoir. Inversement, un État fort et légitime est la condition sine qua non du développement.

Depuis la chute de Ben Ali, la Tunisie est un laboratoire politique, comme le disait Mehdi Amel. C’est cette équilibre délicat qui lui permettra de sortir de l’engrenage des crises et de saisir, peut-être, une opportunité historique.

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