Politique
La Tunisie a nommé un Csar de la justice transitionnelle, puis l’a emprisonné

par: Eric Goldstein *
En décembre 2013, la Tunisie est devenue le premier pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord à lancer une véritable commission nationale de vérité et de réconciliation pour enquêter sur la répression passée. Trois ans après l’éclatement des manifestations populaires qui ont renversé l’autocrate de longue date Zine El Abidine Ben Ali et déclenché ce que l’on appelle le printemps arabe, la création de l’Instance vérité et dignité (IVD) de la Tunisie a marqué un tournant dans la transition démocratique naissante du pays.
Beaucoup de choses ont changé au cours de la décennie qui s’est écoulée depuis. Le mois dernier, la Tunisie est peut-être devenue le premier pays au monde à jeter en prison la personne qui dirigeait sa commission de vérité, Sihem Bensedrine. Cette distinction douteuse en dit long sur la façon dont le président Kais Saied, qui risque d’être réélu le mois prochain lors d’un scrutin qui a peu de chances d’être libre ou équitable, a renversé les acquis de la révolution tunisienne. (Le Maroc est le seul autre pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord à avoir mis en place une commission de vérité.
Bien que l’Instance marocaine pour l’équité et la réconciliation ait exposé les abus passés et ait indemnisé et réhabilité les victimes, il s’agissait d’une initiative descendante établie sous le roi Mohammed VI à une époque de continuité du régime plutôt que de changement de régime, et elle n’avait pas le mandat de nommer les auteurs des abus).
Bensedrine n’a pas été surprise lorsque la police l’a arrêtée le 1er août, selon son mari, l’activiste et journaliste Omar Mestiri. Elle faisait l’objet d’une enquête depuis 2021 sur des accusations douteuses liées à son rôle de mentor du CDT et était interdite de quitter le pays depuis 2023. En outre, la détention ne lui était pas étrangère : Son militantisme de toujours l’avait déjà conduite en prison à deux reprises, sous le premier président du pays, Habib Bourguiba, en 1987, et sous le second, Ben Ali, en 2001.
L’arrestation de Bensedrine fait d’elle la première non-islamiste à être emprisonnée pour ses opinions politiques sous les trois présidents autocratiques de la Tunisie, un record qu’elle partage avec des dirigeants du parti Ennahda comme Ali Laarayedh. Le procès de M. Laarayedh, qui a été ministre de l’intérieur et premier ministre pendant l’intervalle post-2011 entre les présidences de Ben Ali et de Saied, sur la base d’accusations forgées de toutes pièces, devrait s’ouvrir en octobre, 22 mois après sa détention. Le chef d’Ennahdha, Rachid Ghannouchi, 83 ans, emprisonné, a purgé une peine sous Bourguiba mais a évité la prison sous Ben Ali en s’exilant pendant les 23 ans de règne de ce dernier.
Bensedrine est accusé d’avoir accepté un pot-de-vin pour « falsifier » le volumineux rapport final de la CDT en y insérant indûment une mention favorable à un groupe d’hommes d’affaires qui poursuivaient des institutions de l’État. Cette mention concernait l’affaire de la Banque franco-tunisienne, qui traînait depuis longtemps et qu’un organisme d’arbitrage international examinait au moment où la commission de vérité publiait son rapport.
Le fait que l’accusation, que Bensedrine nie, concerne l’affaire de la banque reflète le fait que le mandat de la CDT s’étendait aux crimes économiques et à la corruption, en plus de l’activité plus habituelle des commissions de vérité consistant à examiner la torture, les détentions arbitraires, les disparitions et les violences sexuelles perpétrées par les forces de sécurité. La logique qui sous-tend ce mandat étendu est que la corruption a été si omniprésente sous le régime de Ben Ali qu’aucun effort pour faire face au passé ne peut l’ignorer. Sans surprise, l’exposition et la documentation de crimes économiques spécifiques ont été l’aspect du travail du CDT qui a suscité le plus de controverse et de résistance de la part de puissants intérêts politiques et commerciaux.
Le rapport de la CDT accusait les prêts accordés sans garantie aux amis de Ben Ali d’avoir contribué à miner la valeur nette de la Banque franco-tunisienne. En outre, selon la commission, l’État repousse désormais les offres de règlement à l’amiable raisonnable avec les parties au litige afin de protéger les hauts fonctionnaires et leurs connaissances impliqués dans le scandale. En refusant de transiger, l’État s’expose à un jugement financier ruineux à son encontre, a déclaré la commission de vérité. (En 2023, l’instance d’arbitrage s’est prononcée sur l’affaire et a condamné l’État à verser aux plaignants une somme plus modeste que ce qu’il craignait).
L’accusation portée contre Bensedrine de « falsification » d’un rapport dont elle a supervisé l’élaboration en tant que présidente de la commission vérité est absurde. Il en va de même pour l’utilisation de cette accusation comme base pour refuser à cette femme de 73 ans sa liberté avant le procès. Une déclaration critiquant son arrestation, signée par 22 organisations de défense des droits de l’homme, a qualifié ses poursuites de « violation flagrante » de la loi tunisienne sur la justice transitionnelle, qui stipule, dans son article 69, qu' »aucun membre ou membre du personnel de la Commission… ne peut être tenu pour responsable du contenu des rapports, des conclusions, des avis ou des recommandations exprimés en application de la présente loi ».
* Eric Goldstein est l’ancien directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch.
Le texte original est en anglais :
Tunisia Appointed a Transitional Justice Czar, and Then Imprisoned Her

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