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Tunisie : le dinar imprimé à l’étranger, ou le secret bien gardé

Les relations entre la Tunisie – Etat indépendant – et l’Union européenne sont façonnées par des enjeux économiques, diplomatiques, sécuritaires… Mais un fait reste peu abordé, voire occulté : où est imprimé le dinar tunisien ?
par : Nizar Jlidi
Bien que l’information soit relativement accessible, elle n’est pas de notoriété publique. Le dinar tunisien, une fierté nationale à tous les titres, n’est pas imprimé en Tunisie. Réellement, aucune dénomination ne l’est. En effet, la Banque centrale de Tunisie (BCT) fait appel à deux principaux imprimeurs : la Banque de France, et l’imprimeur fédéral allemand « Bundesdruckerei ». Si le premier est un acteur étatique – celui de l’ancienne autorité coloniale – le second était une société privée jusqu’à (relativement) récemment.On a souvent tendance à critiquer la politique monétaire tunisienne. Le fait est que le dinar tunisien figure parmi les monnaies les plus stables d’Afrique en termes de taux de change. Le revers de médaille, c’est que la Tunisie n’a jamais vraiment « fait tourner la planche à billet » pour affronter ses problèmes financiers. Non pas par choix, mais parce que la planche en question se trouve en Europe.Un choix conscient de l’Etat tunisien depuis l’indépendance – l’indépendance, parlons-en – mais qui n’est pas sans raisons. Avec un peu de recul, le maintien du taux de change à un niveau raisonnable malgré les crises économiques pourrait expliquer cette politique monétaire. D’un autre côté, depuis les années 50, la Tunisie n’a jamais été monétairement indépendante. Car les acteurs européens qui se chargent de l’impression du dinar décident, au final, de la livraison des billets de banque, et indirectement de la timeline de la Banque centrale tunisienne.
Un mal pour un bien ?
Pourquoi ne pas imprimer le dinar en Tunisie ? Il est impossible de nier que malgré tous les tenants et aboutissants de cette procédure, l’impression du dinar à l’étranger touche directement à la souveraineté de la Tunisie. Néanmoins, la Tunisie n’est pas le seul pays qui imprime sa monnaie à l’étranger, ni dans la zone MENA, ni dans le monde arabo-musulman, et encore moins en Afrique.Toutefois, la Tunisie est le seul pays d’Afrique et du Maghreb qui imprime encore ses billets à l’étranger, mais qui ne subit pas un seigneuriage direct en provenance de l’Europe. En effet, la Tunisie n’est pas tenue de bloquer un pourcentage de ses liquidités auprès d’Etats étrangers. Cela semble être le cas de tous les pays de la zone CFA, par exemple. Ces derniers, en contrepartie, voient leur monnaie liée (arrimée) à l’euro, en échange d’une forme de garantie financière et de stabilité monétaire.Ensuite, le dinar tunisien est indubitablement plus stable que le dinar algérien ou le dirham marocain par exemple. En contrepartie, le Maroc et l’Algérie conservent leur autonomie monétaire pleine et entière. Les deux pays voisins ont également le droit de faire flotter leur monnaie s’ils le souhaitent. Un pari gagné, si l’on observe bien la fluidité de circulation de la monnaie algérienne et marocaine sur le marché financier. De même, cela élimine tous les risques de pression étrangère, notamment en matière de bourse. Et cela ne dépend en rien de la fixation de la valeur en fonction des exports. Si c’est le cas de l’Algérie, riche en matière premières, ce n’est pas le cas du Maroc, dont les principaux exports ressemblent aux produits tunisiens.Troisième argument : la sécurité. Contrôler ses propres planches à billets implique la garantie de la sécurité de la Banque centrale. Un argument inexplicable d’autant que l’Etat tunisien garantit, relativement sans failles, et depuis l’indépendance, la sureté de son territoire et de ses institutions souveraines. Peut-être est il question des craintes relatives à la grande criminalité, ou la corruption ? Dans le cas du Liberia, par exemple, la sous-traitance de l’impression de ses billets n’a pas empêché, en 2019, la disparition de 100 millions de dollars en chemin vers sa banque centrale. Un dernier argument, le plus évident, est celui des couts et de la technologie. Si on en croit la presse occidentale, les pays imprimant leur monnaie en Europe n’ont pas le savoir-faire pour garantir la qualité (et la sécurité) des billets. Du papier utilisé, en passant par la cryptographie, et jusqu’à l’encre, la Tunisie n’aurait rien de tout cela. Difficile à croire lorsqu’on sait que plusieurs pays du tiers monde – comprendre notamment le voisin Algérien – y sont parvenus sans grande implication. Pour certains, comme le Maroc, la technologie a été achetée simplement.
Un secret de polichinelle, qui cache une vérité dure à accepter
Car il ne faut pas oublier, au-delà des risques politiques de l’impression de la monnaie à l’étranger, la Tunisie paie cher chaque billet imprimé. Par exemple, le dernier billet de 20 dinars en date, commandé en 2015 et mis en circulation fin 2016, coute légèrement plus de 200 millimes par billet à la fabrication. Et cela sans compter le transport, la commande et les délais relatifs, ni l’humiliation qui va avec.La Banque centrale tunisienne, qui domicilie les comptes de l’Etat tunisien, que ce soit en dinar ou en devises étrangères, doit obtenir l’aval des imprimeurs étrangers (la Bundesdruckerei et / ou de la Banque de France) pour émettre sa propre monnaie. Ces derniers, à leur tour, informent la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), ainsi que la plupart des agences de notation financière.En effet, la Tunisie n’a, de fait, aucun contrôle sur les émissions de ses propres obligations d’Etat, ni sur l’hyperinflation (plus précisément les crédit hypothécaires). Un fait qui engendre deux conséquences. Premièrement, les finances de l’Etat tunisien sont très transparentes pour ces acteurs internationaux, et occidentaux. Et donc, les fluctuations financières tunisiennes sont estimées, avant tout, par des instances étrangères, avec leurs propres intérêts, et souvent en contradiction avec ceux du citoyen tunisien. Deuxièmement, la Tunisie ne contrôle que relativement ses obligations d’Etat. Et bien que les acheteurs des obligations d’Etat tunisien ne sont pas nombreux (le dernier achat massif est celui de l’Arabie saoudite en 2024), la Tunisie n’en est pas moins obligée de payer ses dettes extérieures. Un contexte à rebours des débats sur la renégociation de la dette souveraine, qui ont tant fait parler, pendant tellement d’années.Puis, et surtout, la Tunisie se voit ôter son droit de racheter ses propres devises. En effet, le dinar tunisien, n’étant pas produit en Tunisie, devient ainsi un levier de pression pour les acteurs étrangers comme nationaux. Par exemple, on se plaint souvent de l’argent liquide en circulation en Tunisie, mais en quantité – comme peuvent en posséder les contrebandiers, ou les banques commerciales – cet argent en liquide peut influer sur les prix et donc provoquer leur inflation.Il n’y a pas de doute que tout mouvement vers la nationalisation de l’impression du dinar tunisien serait confronté à la résistance de tous ceux qui en profitent. Il n’en demeure pas moins vrai qu’un Etat indépendant devrait pouvoir réguler sa propre monnaie rapidement, sans contrainte et sans rendre des comptes à des acteurs étrangers (au pire) ou aux banques commerciales nationales (au mieux). En l’état, l’Etat tunisien a, hélas, pris gout aux extensions de dette et aux prêts étrangers comme nationaux, sans montrer aucune volonté d’imprimer sa propre monnaie. Sans parler des tiers auxquels les imprimeurs de la monnaie tunisienne rendent des comptes. Donc même si la Tunisie imprime sa monnaie à l’étranger, heureusement qu’elle le fait en secret.
* Journaliste, écrivain et analyste politique


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