La Une
Mohamed Kilani explique les circonstances de la formation de la gauche en Tunisie et les raisons de sa scission avec le PCOT .
Genève, [22-10-2025] – Dans ses discussions privilégiées, Le Pont de Genève accueille Mohamed Kilani, une personnalité clé mais aussi en désaccord avec les idées dominantes de la gauche tunisienne. Il partage son expérience avec franchise, mettant en lumière les conflits internes et les désillusions qui ont jalonné le chemin de la gauche radicale en Tunisie. De son engagement étudiant aux prisons de Bourguiba et Ben Ali, jusqu’à sa séparation difficile avec le Parti des Travailleurs, Kilani fait un état des lieux sans complaisance.
Aux origines : un engagement forgé dans la répression
La vie de Mohamed Kilani est intimement liée à la lutte contre le pouvoir en place en Tunisie. Son engagement a débuté avec le Regroupement des Études et Action Socialistes (Perspectives), un groupe qui a vu éclore de nombreux militants de gauche. Il a aussi été l’un des créateurs de « L’Ouvrier Tunisien », qui a ensuite évolué pour devenir le Parti des Travailleurs Communistes Tunisiens.
Son dévouement à ses idéaux lui a coûté cher : il a subi une persécution implacable. Kilani a fait l’amère expérience de la prison sous les gouvernements successifs de Bourguiba et Ben Ali. Cette période difficile de détention politique a profondément ancré en lui l’idée que l’État est, fondamentalement, un outil de force et de domination. « La Tunisie a toujours eu un système politique où un seul parti avait le pouvoir, » explique-t-il, faisant allusion au Parti Socialiste Destourien et ensuite au Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) qui ont étouffé toute forme d’opposition légale jusqu’à la révolution de 2011.
La rupture : le grand schisme avec Hamma Hammami
Au fond de son histoire – et au cœur de son désaccord avec la version officielle du parti – se trouve la manière dont il a quitté le Parti des Travailleurs, à l’époque dirigé par Hamma Hammami.
Kilani suggère que la séparation est née d’un désaccord idéologique majeur. Selon lui, Hammami avait une vision qu’il considérait comme « particulièrement radicale », qu’il trouvait rigide et peu efficace. Cette différence profonde sur la manière de penser la politique et les méthodes d’action a provoqué une rupture définitive au sein du parti.
Ne voulant absolument pas prendre ce chemin, Kilani, avec d’autres camarades qui pensaient différemment, a pris une décision difficile : celle de quitter le Parti des Travailleurs. Cette rupture a entraîné la création, l’une après l’autre, du Parti de la Gauche Socialiste et ensuite du Parti Socialiste. Leur but était de proposer une vision de gauche plus indépendante et moins fermée.
L’anéantissement d’un projet : comment l’union estudiantine a été brisée
Kilani ne se contente pas de claquer la porte. Il accuse carrément le Parti des Travailleurs, et surtout Hammami, d’avoir, avec la complicité de certains « cercles influents », saboté l’Union des Étudiants Tunisien. Pour lui, cette organisation, autrefois pleine de vie, a été manipulée et dévitalisée pour servir des intérêts politiques étriqués. En gros, il pense qu’ils ont contribué à ruiner la gauche tunisienne de l’intérieur et à détruire un outil essentiel pour se mobiliser et se former politiquement.
Une grille de lecture pour la Tunisie contemporaine
Le récit de Kilani ne se contente pas de revenir sur le passé. Il nous donne aussi des outils pour décrypter les enjeux politiques qui façonnent la Tunisie d’aujourd’hui.
- L’idée que l’État est une machine à réprimer trouve un triste reflet dans le rapport alarmant de janvier 2025. Ce rapport dénonce une « détérioration inquiétante des libertés fondamentales » et une « justice utilisée pour étouffer les voix dissidentes » sous le régime de Kaïs Saïed. Les arrestations injustifiées de ceux qui s’opposent au pouvoir et la transformation de l’aide aux migrants subsahariens en crime sembleraient, selon cette perspective, confirmer la nature profondément répressive de l’appareil gouvernemental.
- En gros, l’auteur considère que la façon dont la justice est utilisée aujourd’hui, sous Kaïs Saïed, est encore pire que ce qu’il a connu sous Bourguiba et Ben Ali. Même s’il se sent victime d’une « injustice » de la part de Saïed, il pense que la justice a atteint un niveau de sévérité jamais vu auparavant. Cette idée rejoint les préoccupations exprimées à l’étranger, où l’on s’inquiète de voir la justice utilisée comme un outil pour attaquer ceux qui critiquent le gouvernement.
- La situation est vraiment difficile, comme le montre la grève générale à Gabès en octobre 2025. Les gens en ont marre de la pollution et de l’état de l’économie. Ça prouve que les problèmes pour lesquels la gauche a toujours lutté sont plus urgents que jamais. Malheureusement, les partis traditionnels, même ceux de gauche, n’arrivent pas à profiter de cette colère populaire. C’est le résultat malheureux de toutes les disputes qu’il y a eu dans le passé.
Conclusion : un héritage en quête de sens
L’histoire de Mohamed Kilani, c’est bien plus qu’un simple bout du passé; c’est un avertissement. Il nous montre comment les beaux rêves de justice et de libération peuvent être gâchés par les idées trop rigides, les envies de pouvoir et les jeux de coulisses. Alors que la Tunisie de Kaïs Saïed semble glisser vers un régime plus dur, avec toujours plus de pouvoir concentré entre ses mains et moins de liberté pour les gens, le témoignage de Kilani nous pose une question essentielle : avons-nous vraiment retenu les leçons des combats d’avant ? L’incapacité de l’ancienne gauche à proposer une vraie solution reste, aujourd’hui, une déception profonde et un problème non résolu dans la politique tunisienne.
Son témoignage, en tout cas, lègue aux jeunes générations un récit complexe et nuancé, essentiel pour comprendre les racines de la crise politique tunisienne et, peut-être, pour en imaginer l’issue.

-
ENTERTAINMENT2 mois ago
Interview avec Hamma Hammami : Parcours d’un militant de gauche dans la Tunisie des dictatures
-
La Une1 mois ago
Hamma Hammami (Part 2) : Du face-à-face avec Bourguiba à la clandestinité sous Ben Ali, une lettre d’avertissement à Kaïs Saïed
-
La Une3 semaines ago
À Nabeul, un Tunisien condamné à mort pour des publications Facebook
-
La Une1 mois ago
La Flottille de la Résilience : Départ imminent de Sidi Bou Saïd vers Gaza malgré les attaques
-
ENTERTAINMENT4 semaines ago
Hamma Hammami : l’histoire cachée de la Tunisie moderne
-
Culture3 semaines ago
Affaire de corruption médicale : le calvaire d’un chirurgien entre l’Arabie Saoudite et la France
-
Culture3 semaines ago
Tunisie : une mobilisation citoyenne pour exiger la libération des militants tunisiens détenus par Israël
-
BUSINESS3 jours ago
Une vingtaine d’enfants déférés à la justice après le mouvement de protestation à Gabès